Les parfums et les écrivains de langue française

Langage et représentations de l'odeur     

Quelques propriétés linguistiques des noms renvoyant au domaine olfactif

Introduction

Quelques propriétés linguistiques

Des catégories d'odeur

Perception olfactive et roman :
Émile Zola

Odeur de sainteté

Être au parfum

Bibliographie

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Nous présentons ici quelques résultats produits à partir d'une étude linguistique de différents termes du français qui peuvent être associés au domaine olfactif. Cette étude a été entre autres menée à partir de l'étude de divers corpus : corpus de la base Frantext, réponses de locuteurs francophones à un questionnaire demandant de définir une odeur et de citer des types d'odeurs qu'ils connaissaient. Cette même tâche a par ailleurs été demandée à d'autres locuteurs concernant les termes saveur, bruit et son.

  1. Peu de termes d'odeurs en français
    Contrairement au domaine des couleurs, où il existe beaucoup d'adjectifs, et par suite des noms (tels que bleu, jaune, rouge, vert, etc.), le français, pour le domaine olfactif, ne propose que quelques termes, plutôt génériques, visant au premier abord une distinction en termes de plaisir ou de déplaisir. Parmi les noms, on trouve notamment :
    effluve, exhalaison, fragrance, fraîchin, miasme, odeur,
    parfum, pestilence, puanteur, remugle, senteur
    Remugle renvoie à une odeur de renfermé ; fraîchin (terme régional de l'Ouest de la France) renvoie à une odeur de poisson, à une odeur de marée.

    Dans les autres langues...
    Sur ce point, le français se différencie d'autres langues, où les termes dénotant des odeurs particulières sont plus nombreux. Ils sont le plus souvent associés à des odeurs désagréables. L'analyse des inventaires concernant 60 langues (appartenant à 9 familles différentes) (Boisson, 1997) montre que :

      comportent un ou plusieurs mots qui désignent
    35 langues une odeur de sueur et/ou une odeur corporelle
    34 langues une forte odeur d'animal (bouc, chèvre, chien, civette, gibier, punaises des bois, etc.)
    31 langues une odeur de pourri
    31 langues une odeur de brûlé, de roussi
    26 langues une odeur de renfermé et/ou de moisi
    23 langues une odeur de poisson


Conséquence sur la manière de définir une odeur
En français, le peu de termes associés au domaine olfactif a des conséquences sur la manière de définir une odeur. A partir de l'analyse des définitions produites par des locuteurs francophones, on remarque qu'une odeur est d'abord définie comme... quelque chose qui..., quelque chose que... alors qu'un bruit est d'abord défini comme un son, un son comme un bruit et une saveur comme un goût. Par exemple :
"C'est quelque chose qui donne à l'odorat une sensation agréable ou non selon sa provenance. L'odeur est invisible, c'est la caractéristique de certains objets. Elle est toujours présente dans l'air mais de façon plus ou moins importante." (Corpus-DO 1-72)

Conséquence sur les rapports entre langage et cognition
La quasi absence de termes dénotant des odeurs particulières a aussi des conséquences sur la manière de classer et de catégoriser des odeurs en mémoire, ce qu'on observe dans les recherches en psychologie et en psycho-physiologie. C'est en ce sens un lieu privilégié pour étudier les relations entre le langage et la "pensée" (la cognition en termes scientifiques). C'est ainsi que dans la citation de types d'odeurs, les locuteurs prennent beaucoup plus de "précautions" quand il s'agit d'odeurs que quand il s'agit de saveurs, de bruits ou de sons. De plus, ils indiquent plus souvent qu'ils n'ont pas de certitude sur le classement qu'ils proposent, en employant des pronoms personnels, le verbe pouvoir, des formes conditionnelles, etc. :

"Dans notre environnement, on peut peut-être distinguer les odeurs en trois catégories : celles qui sont agréables, désagréables et celles qui sont plutôt neutres (bien qu'il n'existe peut-être pas vraiment d'odeur neutre)." (Corpus-TO 0-18)
"Je distinguerais deux grandes classes d'odeurs : celles qui viennent de la ville, d'autres de la campagne. Les odeurs d'intérieur et celles d'extérieur." (Corpus-TO 1-57)
"On peut distinguer les odeurs qui font référence aux traces laissées par l'expérience passée ou au contraire les odeurs nouvelles, que l'on ne connaît pas. On peut aussi classer les odeurs agréables ou non." (Corpus-TO 1-215)

  1. Des fréquences d'emploi différentes
    C'est ce que l'on observe quand on interroge la base Frantext (interrogation portant sur tous les ouvrages du XIXe et XXe siècle de la base, ce qui représente 1 918 ouvrages différents) (voir Perception olfactive et roman). Les résultats sont donnés en nombre d'occurrences :

    Terme Nombre d'occurrences
    odeur 10507
    parfum 5409
    senteur 864
    effluve 377
    puanteur 306
    exhalaison 211
    miasme 205
    pestilence 81
    remugle 62
    fragrance 26
    fraîchin 0

    N.B. : les occurrences de parfum regroupent les occurrences associées aux domaines olfactif et gustatif (par exemple une glace au parfum vanille).

    Odeur est ici le terme le plus souvent employé (presque deux fois plus que parfum).

  2. Des odeurs et des objets
    Pour désigner des odeurs particulières ou des types d'odeurs, on utilise régulièrement la construction "odeur + de + nom". Par exemple :
    "C'est une odeur de fleur
    Je sens une odeur de pomme"
    L'emploi de la préposition est obligatoire. À la différence de ce qui se passe pour le terme couleur. C'est ainsi qu'en français, s'il est possible de dire :
    "Je préfère la couleur cerise, je déteste la couleur feuille morte"
    On ne peut pas dire :
    "Je préfère l'odeur pomme, je déteste l'odeur vestiaire"
    L'obligation d'avoir la préposition de montre que le français conçoit l'odeur, à travers l'utilisation du terme odeur, comme une caractéristique indissociable de l' "objet" qui sent. De ce fait, l'organisation des odeurs en mémoire est influencée par l'organisation des objets correspondants (voir Des catégories d'odeurs)
    On peut aussi utiliser le verbe sentir. On mentionne alors directement le nom de la source, du lieu, etc. indiquant l'odeur typique associée à cette source, ce lieu, etc. Le nom vise alors très souvent des catégories "naturelles" (fleurs, fruits, animaux, etc.) :
    "Ça sent la fraise
    Ça sent le poisson"
    Et on ne pourra pas dire :
    "Ça sent une fraise
    Ça sent un poisson"
    Excepté si l'on poursuit :
    "Ça sent un poisson. Je ne sais plus lequel. Peut-être le saumon"
    Dans un contexte d'identification, si l'on sait de quelle odeur il s'agit, l'obligation d'avoir le déterminant le/la et l'impossibilité d'avoir un/une montrent que le français conçoit l'odeur comme étant celle de l'espèce.

  3. Odeur et les propriétés temporelles
    Les termes associés au domaine auditif, tels que bruit, miaulement, grondement, etc., comportent dans leur signification des éléments temporels. Ce n'est pas le cas pour le terme odeur. En effet, on ne peut pas dire en français :
    "Je suis sorti avant l'odeur. Depuis l'odeur, j'ai mal à la tête"
    "L'odeur traîne en longueur"
    "J'ai senti deux heures d'odeur. J'ai senti une odeur de deux heures"
    "Une odeur s'est produite"
    On trouve cependant dans d'autres langues (certes en petit nombre) des termes explicitant ce type de propriété (Boisson 1997).

    En français, ce qui est dénoté par le terme odeur n'a pas, sur le plan linguistique, de propriétés temporelles.

  4. Des odeurs comme des effets
    Pour caractériser des odeurs, les locuteurs que nous avons interrogés ont souvent utilisé des expressions telles que odeur agréable, odeur désagréable, odeur piquante, odeur gênante, odeur réconfortante, etc. Les adjectifs sont construits avec l'affixe -able ou avec l'affixe -ant, les seconds étant plus nombreux que les premiers. On signifie avec ces expressions qu' "une odeur (nous) réconforte, (me) gêne, pique (quelqu'un)", etc.
    Les résultats de l'interrogation de la base Frantext confirment cette observation : les adjectifs en -ant constituent le groupe plus important.
    Par ailleurs, quand les locuteurs définissent ces termes, ce sont les définitions associées à odeur qui présentent le plus des pronoms personnels. Par exemple :
    "C'est un parfum, quelque chose d'abstrait que l'on peut sentir. Elle peut être agréable ou non selon les personnes. On ne peut pas la toucher ; on ne la remarque que grâce à son odorat. Elle peut être artificielle ou naturelle. Elle peut nous donner des informations sur notre environnement." (Corpus-DO 1-3)
    "Une odeur est quelque chose que je perçois par le nez ; cette odeur m'est agréable ou désagréable. Une odeur est un point de repère au sens où elle m'indique des lieux ou des choses familières. [...]" (Corpus-DO 1-13)
    Cet ensemble de propriétés, qui se manifestent dans la langue française, confirme d'autres résultats d'expériences, qui conduisent à penser que les odeurs sont conçues comme des effets. C'est-à-dire comme des manifestations indissociables de la personne qui les perçoit. Les odeurs n'ont pas l'objectivité "des choses que l'on voit", que l'on considère et que la langue institue comme des objets du monde indépendants des observateurs.

Sophie David, CNRS UMR 8528 - Silex
Danièle Dubois, LCPE, CNRS