Les parfums et les écrivains de langue française

Langage et représentations de l'odeur     

La perception olfactive dans le roman

Introduction

Quelques propriétés linguistiques

Des catégories d'odeur

Perception olfactive et roman :
Émile Zola

Odeur de sainteté

Être au parfum

Citations extraites
de la base textuelle
Frantext

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La perception olfactive dans le roman depuis le XVIIIe siècle

L’expression de la perception olfactive par l’ensemble des termes ou locutions indiquant une des ses manifestations (odeur, parfum, senteur, relent, arôme, sentir, puer, etc.) ou de ces effets (étouffement, trouble, déplaisir, etc.) apparaît de manière contrastée dans la littérature romanesque. Quasi inexistante au dix-huitième siècle, elle apparaît de manière timide chez les romanciers du début du dix-neuvième. Elle est en revanche beaucoup plus présente dans les romans réalistes ou naturalistes de la fin du siècle. Elle subsiste au vingtième tout en restant très en deçà de l’évocation de la perception visuelle ou même sonore.

L’interrogation de la base textuelle Frantext, à partir d’une liste très large de termes exprimant la perception olfactive, donne les résultats suivants :

Auteur Nombre d'occurrences
des termes d'odeurs
Nombre de romans
représentés dans Frantext
Diderot 5 5
Rousseau 5 1
Sade 3 1
Stendhal 30 5
Balzac 232 58
Hugo 72 3
Dumas 75 3
Flaubert 396 11
Verne 36 4
Zola 1034 22
Loti 209 11
Proust 189 7
Aragon 51 3
Céline 108 3
Gracq 156 6


L'odeur et la perception olfactive chez Zola : constatations et questions

Cette étude est abordée selon deux points de vue.

  1. Perception olfactive et genre romanesque

    La première question est de comprendre quelle est la fonction de l'expression de la perception olfactive et dans quels contextes elle intervient.

    L'odeur apparaît majoritairement dans le récit comme un élément dans les descriptions, exprimé du point de vue du narrateur. Selon la structure suivante :

    terme d'odeur + adjectif + de + nom + localisation spatiale

    Celle-ci est éventuellement incomplète, la forme majoritaire restant :

    terme d'odeur + adjectif

    "les sacs, mouillés, avaient une odeur fraîche d'algues marines"
    Le Ventre de Paris, Paris, Garnier-Flammarion, p. 622

    "Des éventails battaient lentement, comme des ailes, jetant à chaque souffle, dans l'air alangui, les parfums musqués des corsages."
    La Curée, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 1, Paris,
    Gallimard, 1963, pp. 351-352

    "où elle retrouvait l'odeur de l'escalier, une vague odeur de poussière pénétrante et comme religieuse."
    La Curée, id., pp. 448-449
    Cette odeur pouvant éventuellement alors produire un effet sur le personnage :

    "elle allait, puis revenait, en laissant échapper des éclats de gaieté, tenant ses jupes à poignée, faisant un grand bruit d'étoffes froissées et laissant derrière elle un vague parfum de violette. Guillaume la regardait avec béatitude"
    Madeleine Férat, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 34,
    Paris, Bernouard, 1938, p. 11

    "elle le recevait avec des rougeurs subites dans sa chambre à coucher, dans cette chambre où il ne faisait que passer maintenant, et dont l'odeur particulière lui causait à chaque visite une émotion profonde."
    Madeleine Férat, id., pp. 96-97
    Dans ce cadre, l'odeur est un élément sensible présent surtout dans des situations typiques : la nourriture, la pauvreté, l'activité humaine, la suggestion érotique, l'univers féminin. La notation de l'odeur est alors un indice conventionnel du registre de réalité auquel est confronté le personnage.

    Les odeurs ne sont alors ni bonnes ni mauvaises, mais généralement fades, fortes, puissantes ou âcres.

    "mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misère, malgré la propreté choisie des maisons où elle se risquait"
    Germinal, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 3, Paris,
    Gallimard, 1964, pp. 1223-1224

    "Bien que l'air entrât librement, une nausée montait de ces tables, de ces linges, de ces trousses, dans l'odeur fade du chloroforme"
    La Débâcle, Paris, Fasquelle, 1897, p. 335

    "les senteurs fades du cimetière"
    La Faute de l'Abbé Mouret, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 1, Paris,
    Gallimard, 1963, pp. 1310

    "l'odeur fade de la boucherie, l'odeur âcre de la triperie, l'exaspéraient."
    Le Ventre de Paris, Paris, Garnier-Flammarion, pp. 631-632

    "une chaleur de serre, moite et enfermée, chargée de l'odeur fade des tissus"
    Au Bonheur des dames, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 3, Paris,
    Gallimard, 1964, p. 619

    "les stanhopéa, aux fleurs pâles, tigrées, qui soufflent au loin, comme des gorges amères de convalescent, une haleine âcre et forte."
    La Curée, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 1, Paris,
    Gallimard, 1963, pp. 355-356

    "Paris mouillé exhalait une odeur fade de grande alcôve mal tenue"
    Nana, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 2, Paris,
    Gallimard, 1961, p. 1313

    "une odeur forte montait"
    Son Excellence Eugène Rougon, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 2, Paris,
    Gallimard, 1961, p. 116

    "une odeur forte suffoquait"
    La Terre, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 16, Paris,
    Bernouard, 1929, p. 100
    En contraste les "bonnes odeurs" sont celles qui concernent la nature selon l'opposition "pureté de la nature" / "impureté de la civilisation urbaine".

    "il était tout heureux de cette odeur saine des champs qu'elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des halles. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel."
    Le Ventre de Paris, Paris, Garnier-Flammarion, pp. 731-732

    "C'est plein de myrtes et de genêts, cela sent bon, l'air tiède en est embaumé."
    L'Argent, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 19,
    Paris, Bernouard, 1928, p. 63

    "et la besogne n'allait pas sans de grands rires, à cause de la joie du plein air et des bêtises qu'on se criait, dans la bonne odeur du foin."
    La Terre, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 16, Paris,
    Bernouard, 1929, pp. 140-141
    L'expression de l'odeur apparaît ainsi comme une propriété peu différenciée du décor des diverses activités humaines selon une polarité qui va du gênant :

    "mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misère, malgré la propreté choisie des maisons où elle se risquait"
    Germinal, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 3, Paris,
    Gallimard, 1964, pp. 1223-1224
    à l'agréable :

    "Il y a douze ans de ça. Nous allions à la rivière... ça sentait meilleur qu'ici..."
    L'Assommoir, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 47
    en passant par le troublant :

    "Mais elle n'en grandit pas moins au milieu de jeunes coquettes, dans un air où traînaient des parfums énervants de boudoir"
    Madeleine Férat, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 34, Paris,
    Bernouard, 1938, p. 33

  2. Du point de vue des catégories perceptives

    Il s'agit ici d'identifier les contraintes exercées par le rôle attribué à la perception, par la nature de la situation perçue, par le sens à donner à la situation et par la prégnance de formules figées.

    L'inventaire et la fréquence des termes évoquant une perception olfactive tels que odeur, effluve, senteur, souffle, haleine, parfum, embaumer, puer, etc., et les mots les complétant, ainsi que les contextes qui leur sont associés, permettent de mettre en évidence les régularités affectant l'expression de l'odeur chez Zola.

    Comme perception, l'odeur n'est généralement qu'un attribut secondaire d'un type de situation donnée.
    Les éléments donnés dans la description peuvent impliquer des odeurs, sans qu'il soit nécessaire d'exprimer explicitement la perception olfactive, celle-ci n'étant alors qu'un implicite de la l'évocation visuelle. Par exemple :

    "Lui, ravi, adorait cette chambre, où il la retrouvait toute, jusque dans l'air qu'il y respirait"
    Le Docteur Pascal, Oeuvres complètes, Éd. M. Le Blond, T. 22, Paris,
    Bernouard, 1928, p. 176

    "Le pétillement de la fusillade, les détonations des obus déchiraient l'air, qui s'emplissait de poussières et de fumées."
    La Débâcle, Paris, Fasquelle, 1897, p. 19

    "Il faisait nuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes."
    L'Assommoir, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 114
    Il n'y a pas de corrélation étroite entre les diverses situations dans lesquelles s'exprime une perception olfactive et les termes utilisés pour les décrire, à ceci près que seules quelques situations typiques "sentent".

    La pauvreté du vocabulaire de l'olfaction, déjà notée dans les recherches en psycho-linguistique, se retrouve dans les adjectifs qualifiant les termes d'odeur (âcre, fade, fort, puissant) ou les compléments de nom qui y sont associés (de fleur, de violette, de musc).

    Ce type d'analyse devrait être poursuivi de manière contrastive sur d'autre œuvres (Balzac, Proust, Gracq, etc.) pour vérifier si ce caractère très conventionnel à la fois dans la forme et le contenu de l'expression reste constant.

Philippe Resche-Rigon, LCPE, CNRS