Hypertexte et histoire des idées

Introduction à Colis



Une tentative en vue de traiter intégralement du terme est conduirait pour le moins à l'étude de la forme et de la matière de tout ce qui existe, sinon à l'étude de la forme et de la matière possibles de tout ce qui n'existe pas, mais qui pourrait exister. Pour autant que cela puisse se faire, cela donnerait la grande encyclopédie, et son supplément annuel serait l'histoire de l'espèce humaine durant ladite période.
Augustus de Morgan, Formal Logic, 1847.

J'ai toujours pensé que le secret de la formation des espèces est dans leur morphologie, que les formes animales sont un langage hiéroglyphique dont on n'a pas la clef, et que l'explication du passé est tout entière dans des faits que nous avons sous les yeux, sans savoir les lire. Un jour viendra où la zoologie sera historique, c'est-à-dire où, au lieu de se borner à décrire la faune existante, elle cherchera à découvrir comment cette faune est arrivée à l'état où nous la voyons. Il se peut que les hypothèses de Darwin à ce sujet soient un jour jugées insuffisantes ou inexactes, mais sans contredit, elles sont dans la voie de la grande explication du monde et de la vraie philosophie.
Ernest Renan, " Lettre à Monsieur Berthelot ", Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1863.




    L'idée initiale de créer un site dédié à l'épistémologie et à l'histoire des sciences naturelles s'est transformée, au fil des réflexions, en un projet à caractère encyclopédique qui aurait pour socle ces domaines (1). Il nous a semblé impératif de profiter pleinement de l'outil hypertexte en développant des modules pédagogiques, accompagnant les textes-sources et permettant d'explorer des savoirs connexes et annexes sans lesquels il n'y aurait de compréhension "intégrative" d'un savoir donné. Cette démarche vise à présenter une épistémologie et à l'histoire des sciences qui ne ferait pas état d'énoncés isolés ou trop spécialisés, c'est-à-dire qui ne reproduirait pas, dans un mouvement isomorphe, la structure isolée ou spécialisée de l'objet étudié (démarche réductionniste). Face à des "idiolectes savants", la tâche principale de ce site est de mettre à la disposition les outils de clarification des termes en cause, en faisant état de l'intégration des différents éléments de sens concourant à la notion et de son rôle de descripteur d'usage, c'est-à-dire comment on se sert du terme dans son contexte d'usage (le texte d'où il a été tiré) et dans son emploi actuel (usage historique / usage actuel).

     Donnons le schéma de principe puis un exemple d'arborescence notionnelle. Dans les textes du corpus numérisé vont apparaître des termes (techniques et spécialisés, ou communs avec un sens technique) que l'on marquera en tant que liens hypertextes, renvoyant donc

  1. à d'autres occurrences présentes dans les textes du corpus ;
  2. à un glossaire (définitions) ;
  3. à des indications sur le champ sémantique ouvert par le terme en question ;
  4. à des notions épistémologiques impliquées par le terme et le contexte ;
  5. à des références à des travaux contemporains (2).

    Schématiquement, la lecture pourrait s'effectuer de la sorte, avec par exemple hérédité pour vocable de départ :

  1. Tous les textes du corpus où hérédité est présent. On peut alors se rendre compte de la multiplicité des emplois et de la diversité des domaines dans lesquelles il est en usage.
  2. Définition en contexte (dans le texte visité) et définition actuelle.
  3. Termes et notions associés : héritabilité, génétique, gène, génome, etc.
  4. Indications sur les théories de l'hérédité en vigueur à l'époque (consonance ou assonance avec la théorie actuelle).
  5. Des pistes bibliographiques relatives à la notion et à ses dérivées.

    Travaillant principalement sur des textes de naturalistes, nous serons confrontés à quantité de noms d'organismes biologiques. Par conséquent, les termes désignant des espèces et des taxons feront l'objet d'un traitement spécifique. Ceci permettra d'introduire aux notions essentielles de la taxinomie, science sans laquelle la compréhension de l'évolution est illusoire. La mise en place de modules taxinomiques permettrait de montrer le renouveau de cette discipline, avec notamment la cladistique (ou systématique phylogénétique) sur le versant théorique, et les nouveaux outils de la biologie comparative sur le versant méthodologique. Nous pouvons envisager de la sorte d'exposer les nouvelles descriptions du vivant (les répartitions des groupes zoologiques et botaniques ont été bouleversées ces dernières années par les outils et les conceptions récents) et ainsi de montrer l'ordre et la diversité du vivant. Comme exemple particulièrement significatif, prenons les Classes des Poissons et des Reptiles. Ces groupes, n'étant pas monophylétiques, les termes qui les désignent sont en principe devenus caducs. Cependant, une inertie conceptuelle fait que ces termes impropres conservent un usage inaltéré hors de la petite communauté des phylogénéticiens. Nous avons-là, par exemple, un très intéressant problème de diffusion d'un concept capital en biologie évolutive (la monophylie basée sur des synapomorphies). Se pose donc aussi le problème des considérables modifications subies par les taxons, dont les contenus et les dénominations, par un phénomène de "viscosité cognitive" (3), ne parviennent pas s'imposer auprès de tous.

    Tous les liens ainsi développés se multiplient avec les occurrences lexicales mais aussi, et surtout, avec les corrélats, les notions associées, les notions. Ce terme réfère à des notions relevant de l'épistémologie, en tant qu'elle est un discours sur la science. Dans un texte scientifique les notions se retrouvent nonobstant l'objet et la discipline sur lesquels ils portent. Théorie, fait, expérience, modèle, preuve, etc., sont de telles notions. Des liens particuliers peuvent alors se mettre en place, renvoyant à des univers de discours spécifiques ou généraux, qui aident à un appréhension pluridisciplinaire des notions de départ. Par exemple, induction implique des liens indiquant :

    L'"hyperlecteur" assemble son encyclopédie, en cheminant à l'intérieur d'un texte de départ, autour et au-delà de ce texte ; il élabore, par apprentissage orienté, i.e. une heuristique de la découverte du sens des concepts, un parcours sémantique donc notionnel. Pour un lecteur non-expert, la lecture d'un texte spécialisé sous la forme livre impose le recours à des outils externes (dictionnaires, glossaires, etc.) dès qu'il bute sur un terme inconnu. En situation d'hypertextualité, il dispose des outils en permanence grâce aux liens vers les modules "pédagogiques", lexicographiques, historiques, épistémologiques, scientifiques, etc.

    Tous ces choix méthodologiques et théoriques impliquent que le corpus ne sera pas une accumulation de textes qui ne seraient lisibles et utilisables que par les utilisateurs experts. Sa vocation n'est en partie patrimoniale que par la nécessité de recueillir des textes anciens aptes à développer les dimensions pédagogiques et cognitives du projet. Colis permet également, du fait de sa vocation encyclopédique, de réaliser une base de données lexicographiques (tout en étant plus que cela, voir supra) inédite, grâce à la colligation (4) de lexiques de spécialités qui sont actuellement soit dispersés dans des dictionnaires à faible diffusion, soit non publiés.

Rupture et continuité des notions en épistémologie et en histoire des sciences

    L'histoire des sciences est une narration, utilisant néanmoins, à la différence des autres modes narratifs, des règles, des méthodologies et un lexique technique perpétuellement à la recherche de précision et de rigueur, avec l'intersubjectivité comme objectif ultime. La signification des termes techniques est aussi bien le moyen de l'intercompréhension que la possibilité de la découverte. Il est intéressant de remarquer que cette conception a un point commun avec celle ayant cours dans les sciences de l'évolution, qui sont elles aussi des narrations, des descriptions de phénomènes historiques. Ainsi, l'histoire des sciences de l'évolution (y compris la période pré-transformiste ñ ce qui n'a rien de paradoxal) est l'histoire de récits historiques, même si des traditions de recherche solidement établies confortent la dichotomie superficielle biologie structurale / biologie fonctionnelle. Le terme Histoire naturelle, pour désuet qu'il soit, ou qu'il semble être, reflète bien cette thèse d'une historicité intrinsèque de ses objets d'investigation.

    L'épistémologie et à l'histoire des sciences utilise des termes qui sont très rarement des vocables univoques. Les fluctuations sémantiques comme la rigidification du sens des termes constituent une source de confusion et d'imprécision préjudiciable à une claire appréhension des transitions sémantiques, c'est-à-dire la conservation du terme avec un sens différent. Ainsi, le terme "hérédité" possède aujourd'hui un sens diffÈrent de celui du XIXe siècle parce que la référence (l'objet ou le phénomène désignés) est différente. Les classes de phénomènes rangées sous le terme "hérédité 19" (hérédité au sens du XIXe siècle) et celles rangées sous le terme "hérédité 20" (XXe siècle) doivent, dans un cadre "encyclopédique" (c'est-à-dire de renvois raisonnés entre des notions), être clairement explicitées pour réduire le risque d'identification des termes. Autrement dit, il n'y a pas de synonymie entre "hérédité 19" et "hérédité 20". Il y a "rupture de notion". En biologie de l'évolution, des notions aussi cruciales qu'"analogie" et "homologie" connaissent le même sort. Des termes plus fixés, très descriptifs, comme on en trouve en anatomie par exemple, posent moins de problèmes de compréhension. Le terme "humérus" est sans ambiguïté depuis des siècles. Il y a ici "continuité de notion" (5).

    Dans le même ordre d'idée, les ruptures et les continuités de notion peuvent se produire non seulement dans le temps, mais aussi en synchronie, entre des domaines de connaissances appartenant au même champ général d'investigation de la nature. Le terme "espèce" ñ cas d'école tant ses fluctuations sémantiques sont importantes et lourdes de sens ñ n'a pas la même signification pour un paléontologue que pour un néontologue, parce que les critères de l'espèce sont davantage testables pour le second que pour le premier.

    En conclusion, cette "malléabilité" sémantique impose, dans le cadre encyclopédique (c'est-à-dire de mise en relation d'une multitude de notions), deux contraintes qui peuvent paraître contradictoires :

  1. la nécessité lexicographique (mise à disposition d'un lexique technique stabilisé)
  2. la nécessité épistémologique (mise à disposition des outils théoriques permettant de saisir la fluctuation non comme une dilution du sens, un "chaos" de sens, mais comme un surcroît de sens et assurant de la sorte un aperçu du statut ontologique des objets que les sciences décrivent, construisent ou modélisent).




NOTES

1. Champs disciplinaires concernés : anatomie et physiologie comparées, anthropologie physique et culturelle, botanique, éthologie, géologie, médecine, paléontologie, paléo-anthropologie, taxinomie, zoologie, débuts de la génétique, etc. On notera que le projet s'étend aux corpus des sciences de la Terre comme évidemment indissociables des sciences de la vie. Les sciences de l'Homme sont reliées à ce programme à travers leur propre traitement du biologique en leur sein.
Le corpus considéré sera constitué de textes en français du XIXe siècle.

2. Les termes qui apparaissent dans les modules explicatifs, formant le "maillage encyclopédique", ne relèvent bien entendu pas tous des sciences naturelles. Ils permettent donc, quand ils sont transversaux, d'examiner leurs usages dans d'autres corpus de spécialités. Des chercheurs travaillant sur d'autres domaines des sciences peuvent se joindre à cette base textuelle et hypertextuelle, et développer des éclairages pertinents sur nos objets initiaux à partir de leurs domaines de compétence.

3. Tout le monde, peu ou prou, a une représentation stéréotypique des Reptiles et des Poissons, avec une liste d'attributs caractéristiques ; il est très difficile de se défaire de ces représentations, qui reposent sur des similitudes ñ évidentes parce que superficielles ñ et non pas sur des effets de partage généalogique, seul fait pertinent pour décider des affinités entre taxons.

4. Nous utilisons précisément ce mot car il est dérivé du latin colligatio "lien, liaison", ce qui est singulièrement pertinent dans le cadre d'un projet hypertexte dans lequel les termes sont liés les uns aux autres pour des raisons de logique du sens. Notons encore que la Renaissance en fait un usage qui nous intéresse aussi, puisque ce mot avait alors pour sens déduire, inférer.

5. Continuité relative puisqu'existe une rupture en amont de cette phase de stabilisation.

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